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On disait de quelqu’un à Socrate que sous aucun rapport il ne s’était amendé dans un voyage qu’il venait de faire : « Je crois bien, dit le philosophe, il s’était emporté avec lui. » — « Pourquoi aller chercher des pays éclairés d’un autre soleil ? Suffit-il donc de fuir sa patrie, pour se fuir soi-même (Horace) ? » — Si tout d’abord on ne décharge son âme du poids qui l’oppresse, le mouvement ne fait qu’accroître l’oppression ; tel un navire qui fatigue moins quand son chargement est bien arrimé. Vous causez à un malade plus de mal que de bien, en le faisant changer de place ; en le remuant, le mal se précipite au fond de lui, comme le contenu d’un sac quand on le secoue, comme les pieux qui pénètrent plus profondément et plus solidement quand on les ébranle et qu’on les remue. Aussi, ne suffit-il pas de changer de place, de s’éloigner de la foule, il faut encore écarter de nous celles de nos idées qui nous sont communes avec elle ; il se faut séquestrer et rentrer en pleine possession de soi-même : « J’ai rompu mes fers, dites-vous ? — Oui, comme le chien qui a tiré sur sa chaîne et qui, dans sa fuite, en traîne une partie à son cou (Perse). » — Nous emportons nos fers avec nous ; notre liberté n’est pas complète, nous tournons nos regards vers ce que nous avons laissé, nous en avons l’imagination pleine : « Si l’âme n’est pas rassise, que de combats intérieurs à supporter, que de périls à vaincre ! Quels soucis, quelles craintes, quelles inquiétudes rongent l’homme en proie à ses passions ! Quels ravages font en notre âme l’orgueil, la débauche, la colère, le luxe, l’oisiveté (Lucrèce) ! »

Affranchir notre âme des passions qui la dominent, la détacher de tout ce qui est en dehors de nous, c’est là la vraie solitude ; on peut en jouir au milieu des villes et des cours. — « Notre mal a son siège dans notre âme qui ne peut se soustraire à elle-même (Horace), » il faut donc l’en extirper, puis nous concentrer en nous-mêmes. C’est en cela que consiste la vraie solitude ; nous en pouvons jouir au sein des villes et des cours ; mais on en jouit plus commodément en s’en tenant à l’écart. Puisque nous projetons de vivre seuls, en dehors de toute compagnie, faisons donc en sorte que notre contentement ne dépende que de nous ; rompons tout ce qui nous attache aux autres, faisons en sorte de pouvoir vivre effectivement seuls et, en cet état, vivre à notre aise.

Stilpon, échappé à l’incendie de sa ville natale, y avait perdu sa femme, ses enfants et tout ce qu’il possédait. Démétrius Poliorcète, le voyant demeurer calme devant les ruines de sa patrie, lui demanda s’il n’avait éprouvé aucun dommage. Stilpon lui répondit « que non ; que, Dieu merci, il n’avait rien perdu de lui-même ». — C’est ce qu’exprimait sous une forme plaisante le philosophe Antisthène : « L’homme doit se pourvoir, disait-il, de provisions susceptibles de flotter sur l’eau, afin qu’elles puissent, avec lui, échapper à la nage dans un naufrage » ; et en effet, le sage qui conserve la possession de lui-même, n’a rien perdu. — Quand la ville de Nole fut mise à sac par les Barbares, Paulin, qui en était évêque, y perdit tout son avoir et demeura leur prisonnier. Il n’en adressait