Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/429

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puis ; mes imprécations sont bien réelles, mon courroux n’est pas feint ; mais la bourrasque passée, je tourne aussitôt le feuillet ; et, qu’il ait besoin de moi, c’est bien volontiers que je lui viendrais en aide. Lorsque je le traite d’écervelé, d’animal, je ne le fais pas pour qu’il garde à jamais ces appellations ; je ne pense pas davantage me dédire si, peu après, je lui dis qu’il est un brave homme. — Aucun qualificatif ne nous est applicable sans restriction aucune. Si ce n’était le propre d’un fou de parler tout seul, il n’est pas de jour, à peine d’heure, où on ne m’entendrait gronder en moi-même et contre moi-même, et me dire : « Peste soit du sot », bien que je n’entende par là nullement me définir. Celui qui, me voyant tantôt faire froide mine à ma femme, tantôt avoir près d’elle une mine langoureuse, pense que, dans un cas ou dans l’autre, je ne suis pas sincère, est un imbécile. — Néron, prenant congé de sa mère que, par son ordre, on allait noyer, fut cependant ému de cet adieu maternel et en ressentit horreur et pitié. — On dit que la lumière du soleil ne nous arrive pas tout d’un jet, mais qu’il nous envoie sans cesse rayons sur rayons, avec une rapidité et une profusion telles, que nous ne pouvons saisir d’intermittence entre eux : « Source féconde de lumière, le soleil brillant inonde sans discontinuité le ciel d’une clarté renaissante, remplaçant continuellement ses rayons par des rayons nouveaux (Lucrèce) » ; de notre âme pareillement jaillissent mille saillies diverses, sans que nous nous en apercevions.

Xerxès, sur le rivage de l’Hellespont, considérait combien ses armées qui franchissaient le détroit, étaient, par leur immensité, en disproportion avec la Grèce contre laquelle il les menait. Éprouvant tout d’abord un sentiment d’aise en voyant tant de milliers d’hommes dont il était le maître, ce sentiment se manifesta par la satisfaction et la joie qui se reflétèrent sur son visage. Et voilà que soudain, au même instant, sa pensée le porte à songer que toutes ces existences, si grand que soit leur nombre, auront pris fin au plus tard dans un siècle ; et, à cette idée, son front se plisse et la tristesse lui arrache des larmes, ce dont Artaban, son oncle, qui surprit ce changement subit d’attitude, lui fit reproche.

D’ailleurs nous n’envisageons pas sans cesse une même chose sous un même aspect. — Nous avons très résolument poursuivi la vengeance d’une injure et éprouvé un singulier contentement d’être parvenu à nos fins ; nous en pleurons pourtant parfois. Mais ce n’est pas d’en être arrivé à ce que nous voulions que nous pleurons ; à cet égard, nous n’avons pas changé ; seulement notre âme regarde la chose d’un autre œil, la voit sous une autre face, car chaque chose peut être vue de différents côtés et présenter divers aspects.

La parenté, les anciennes relations, les rapports d’amitié que nous avons eus nous reviennent à l’esprit, l’impressionnent sur le moment chacun en son sens ; et le passage de l’un à l’autre est si brusque, qu’il est insaisissable : « Rien n’est si prompt que l’âme, quand elle conçoit, ou qu’elle agit ; elle est plus mobile que tout ce