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respects. Ce qu’à l’opposé font ses détracteurs, ils le font soit par malice, soit par le défaut qu’ils ont, et dont j’ai parlé plus haut, de ramener à leur portée ce qui s’impose à leur croyance ; ou plutôt, je pense, parce que leur vue manque de la force et de la netteté nécessaires pour les faire aptes à concevoir la splendeur de la vertu dans toute sa pureté, ainsi que c’était le cas pour ceux qui, du temps de Plutarque qui nous le rapporte et s’en irritait avec juste raison, attribuaient la mort de Caton le jeune à la crainte qu’il avait de César ; cela permet de juger combien ce même historien eût été plus offensé encore d’entendre, ainsi qu’on l’a fait depuis, attribuer cette mort à l’ambition ! Sottes gens ! Comme s’il n’était pas dans le caractère de Caton d’accomplir une belle action, juste et généreuse, en mettant les apparences contre lui plutôt que dans le but de s’en faire un titre de gloire. Ce grand homme fut véritablement un modèle, dont la nature fit choix pour nous montrer à quel degré peuvent atteindre, chez l’humanité, la vertu et la fermeté.

Comment cinq poètes anciens ont parlé de Caton ; la vraie poésie vous transporte, mais ne peut s’analyser. — Je ne me propose pas de traiter ici ce sujet, si riche en enseignements ; je veux simplement mettre en parallèle, pour rehausser sa gloire, et incidemment la leur, les passages de cinq poètes latins, consacrés à l’éloge de Caton. J’estime que tout enfant, mis par son instruction à même de prononcer, trouvera que, par rapport aux autres, les deux premières appréciations émises sont faibles ; que la troisième, plus saisissante, perd par son exagération ; qu’entre celle-ci et les précédentes, il y a place pour une ou deux autres de tonalité intermédiaire, pour arriver à la quatrième, devant laquelle il ne peut manquer de se tenir en admiration, les mains jointes ; mais il assignera le premier rang à la dernière qui distance toutes les autres, sans que l’intervalle qui l’en sépare puisse, il le reconnaîtra, être rempli par nul esprit humain ; et, frappé d’étonnement, il en demeurera tout saisi.

Chose étonnante, nous avons bien plus de poètes que de personnes aptes à juger et à interpréter la poésie ; il est plus aisé de la faire que de la comprendre. Si on ne considère que la question secondaire de forme, on peut appuyer son jugement sur l’application des préceptes, sur l’art avec lequel elle a été composée ; mais dans ce qu’elle a de bon, de sublime, de divin, elle est au-dessus de toutes les règles et de tout raisonnement. Quiconque cherche avec calme et réflexion à en analyser la beauté, ne la voit pas, non plus qu’il ne peut discerner la splendeur d’un éclair ; elle échappe à notre jugement, le ravit et l’entraîne comme un torrent. Les transports de qui sait la pénétrer se répercutent en troisième ligne sur qui la lui entend interpréter et réciter, comme il arrive de l’aimant, qui non seulement attire une aiguille, mais lui communique sa propriété d’en attirer d’autres. Cela apparaît bien clairement au théâtre : l’inspiration sacrée des Muses qui, en premier lieu, s’est emparée