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notre santé, soit pour un usage interne, soit pour un usage externe. Mais jamais chez ces sauvages il ne s’est trouvé personne ayant le jugement perverti au point d’excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, vices dont nous sommes coutumiers. Nous pouvons donc qualifier ces peuples de barbares, si nous les jugeons au point de vue de la raison, mais non si nous les comparons à nous qui les surpassons en barbaries de tous genres.

Ils ne se proposent, dans leurs guerres, que d’acquérir de la gloire, sans rechercher d’agrandissement de territoire ; tous leurs efforts auprès de leurs prisonniers tendent à leur faire demander merci. — Ils apportent dans leur manière de faire la guerre de la noblesse et de la générosité ; elle est chez eux excusable et belle autant que peut l’être cette maladie de l’espèce humaine, car ils n’y ont d’autre mobile que de faire assaut de courage. Ils n’entrent pas en conflit pour conquérir de nouveaux territoires, celui sur lequel ils vivent étant encore par lui-même d’une fécondité telle que, sans travail et sans peine, il les fournit en si grande abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie, qu’ils n’ont que faire d’en reculer les limites. Ils ont de plus le bonheur de borner leurs désirs à ce qu’exige la satisfaction de leurs besoins naturels, et tout ce qui va au delà est pour eux du superflu. — Entre eux ils s’appellent tous frères quand ils sont du même âge, ils donnent le nom de fils à ceux qui sont plus jeunes, et pour tous indistinctement les vieillards sont des pères. — Ceux-ci mourant, leurs biens passent à leurs héritiers naturels ; les héritages demeurant indivis, tous ceux y participant en ont l’entière possession, sans autre titre que celui que toute créature tient de la nature d’hériter de qui il tient la vie. — Si leurs voisins, ayant franchi les montagnes pour venir les assaillir, sont victorieux, le bénéfice qu’ils remportent de leur victoire consiste uniquement dans la gloire et l’avantage de s’être montrés supérieurs en valeur et en courage, car ils n’ont que faire des biens des vaincus ; et ils rentrent chez eux où rien du nécessaire ne leur fait défaut, non plus que cette grande qualité de jouir de leur situation, d’en être heureux et de s’en contenter ; s’ils sont vaincus, l’adversaire en agit de même. — Aux prisonniers on ne demande d’autre rançon que de se reconnaître vaincus et de le confesser ; mais il n’en est pas un, dans le cours d’un siècle, qui ne préfère la mort plutôt que d’avoir une attitude ou de proférer une parole pouvant, si peu que ce soit, faire douter du courage invincible dont ils ont à cœur de faire preuve. Il ne s’en voit aucun qui n’aime mieux être tué et mangé que de demander grâce. Ils leur laissent pleine liberté, afin que la vie leur en soit d’autant plus chère, et ne cessent de les entretenir de la mort qui les attend à bref délai, des tortures qu’ils auront à souffrir, des apprêts qui se font de leur supplice, de leurs membres qui seront découpés, du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela dans le seul but de leur arracher quelques mots de plainte ou de faiblesse, ou encore leur donner idée de s’enfuir et