Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/376

Cette page n’a pas encore été corrigée

auoir reculée comme elle est, de plus de douze cens lieues. Outre ce que les nauigations des modernes ont des-ia presque descouuert, que ce n’est point vne isle, ains terre ferme, et continente auec l’Inde Orientale d’vn costé, et auec les terres, qui sont soubs les deux pôles d’autre part : ou si elle en est séparée, que c’est d’vn si petit destroit et interualle, qu’elle ne mérite pasd’estre nommée Isie, pour cela.Il semble qu’il y aye des mouuemens naturels les vus, les autres fieureux en ces grands corps, comme aux nostres. Quand ie considère l’impression qup ma riuiere de Dordoigne faict de mon temps, vers la riue droicte de sa descente ; et qu’en vingt ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens, ie vois bien que c’est vne agitation extraordinaire : car si elle fust tousiours allée ce train, ou deust aller à l’aduenir, la figure du monde seroit renuersée. Mais il leur prend des changements. Tantost elles s’espandent d’vn costé, tantost d’vn autre, tantost elles se contiennent. Ie ne parle pas des soudaines inondations dequoy nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon frère Sieur d’Arsac, voit vne sienne terre, enseuelie soubs les sables, que la mer vomit deuant elle : le feste d’aucuns bastimens paroist encore : ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages bien maigres. Les habitans disent que depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux, qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers. Et voyons de grandes montioies d’arènes mouuantes, qui marchent vne demie lieuë deuant elle, et gaignent pais.L’autre tesmoignage de l’antiquité, auquel on veut rapporter cette descouuerte, est dans Aristote, au moins si ce petit liuret des merueilles inouyes est à luy. Il raconte là, que certains Carthaginois s’estants iettez au trauers de la mer Atlantique, hors le destroit de Gibaltar, et nauigé long temps, auoient descouuert en fin vne grande isle fertile, toute reuestuë de bois, et arrousée de grandes et profondes riuieres, fort esloignée de toutes terres fermes : et qu’eux, et autres depuis, attirez par la bonté et fertilité du terroir, s’y en allèrent auec leurs femmes et enfans, et commencèrent à s’y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyans que leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse sur peine de mort, que nul n’eust plus à aller là, et en chassèrent ces nouueaux habitans, craignants, à ce qu’on dit, que par succession de temps ils ne vinsent à multiplier tellement qu’ils les supplantassent eux mesmes, et ruinassent leur estât. Cette narration d’Aristote