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mien : aucune de ses actions ne me sçauroit estre présentée, quelque visage qu’elle eust, que ie n’en trouuasse incontinent le ressort. Nos âmes ont charié si vniment ensemble : elles se sont considérées d’vne si ardante affection, et de pareille affection descouuertes iusques au fin fond des entrailles l’vne à l’autre : que non seulement ie cognoissoy la sienne comme la mienne, mais ie me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu’à moy.

Qu’on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes : i’en ay autant de cognoissance qu’yn autre, et des plus parfaictes de leur genre. Mais ie ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la bride à la main, auec prudence et précaution : la liaison n’est pas nouée en manière, qu’on n’ait aucunement à s’en deffier. Aymez le, disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le haïr : haïssez le, comme ayant à l’aymer. Ce précepte qui est si abominable en cette souueraine et maistresse amitié, il est salubre en l’vsage des amitiez ordinaires et coustumieres : à l’endroit desquelles il faut employer le mol qu’Aristote auoit très familier, O mes amys, il n’y a nul amy.En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts nourrissiers des autres amitiez, ne méritent pas seulement d’estre mis en compte : cette confusion si pleine de nos volontez en est cause : car tout ainsi que l’amitié que ie me porte, ne reçoit point augmentation, pour le secours que ie me donne au besoin, quoy que dient les Stoïciens : et comme ie ne me sçay aucun gré du seruice que ie me fay : aussi l’vnion de tels amis estant véritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels deuoirs, et haïr et chasser d’entre eux, ces mots de diuision et de différence, bien-faict, obligation, recognoissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, iugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie : et leur conuenance n’estant qu’vne ame en deux corps, selon la trespropre définition d’Aristote, ils ne se peuuent ny prester ny donner rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette diuine liaison, défendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inférer par là, que tout doit estre à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à