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s’instruire des choses elles-mêmes, c’étaient ses préférés[1], les autres, qu’il appelle « logophiles », uniquement occupés à parfaire leur langage. — Ce n’est pas que bien dire ne soit une belle et bonne chose, mais non au degré où on le prône, et je suis au regret de voir notre vie y être tout entière employée. Je voudrais, en premier lieu, bien savoir ma langue maternelle, puis celle de ceux de nos voisins avec lesquels nous sommes le plus en relations.

Comment Montaigne apprit le latin et le grec ; causes qui empêchèrent ce mode d’instruction de porter tous ses fruits. — C’est indubitablement un bel et grand ornement que le grec et le latin, mais on l’achète trop cher. Je vais indiquer une manière de l’acquérir à meilleur marché qu’on ne le fait d’habitude ; cette manière a été expérimentée sur moi-même ; s’en servira qui voudra. Feu mon père, ayant cherché autant qu’il est possible le meilleur mode d’enseignement et consulté à cet égard des hommes de science et de jugement, reconnut les inconvénients de celui en usage. L’unique cause qui nous empêche de nous élever, par la connaissance approfondie de leur caractère, à la grandeur d’âme des anciens Grecs et Romains est, lui disait-on, le long temps que nous mettons à apprendre ces langues, qu’eux-mêmes acquéraient sans qu’il leur en coûtât rien. Je ne crois pas que ce soit là l’unique cause de cette différence d’eux à nous ; quoi qu’il en soit, mon père s’avisa de l’expédient suivant : Alors que j’étais encore en nourrice, que je n’articulais encore aucun mot, il me confia à un Allemand qui, depuis, est devenu un médecin de renom et est mort en France ; il ignorait complètement le français et possédait parfaitement la langue latine. Cet Allemand, que mon père avait fait venir exprès et auquel il donnait des gages très élevés, m’avait continuellement dans les bras ; deux autres, moins savants que lui, lui étaient adjoints pour me suivre et le soulager d’autant ; tous trois me parlaient uniquement latin. Pour le reste de notre maison, il fut de règle stricte que ni mon père, ni ma mère, ni valet, ni femme de chambre ne parlaient quand j’étais là, qu’en employant les quelques mots latins que chacun avait appris pour jargonner avec moi. Le résultat qui s’ensuivit fut merveilleux ; mon père et ma mère acquirent de cette langue une connaissance suffisante pour la comprendre et même pour la parler au besoin, et il en advint de même des domestiques attachés à mon service personnel. En somme nous nous latinisâmes tant, qu’il s’en répandit quelque chose dans les villages d’alentour ; par habitude, on en arriva à y désigner des métiers et des outils par leur appellation latine, dont quelques-unes demeurent encore. Quant à moi, j’avais plus de six ans, que je ne comprenais pas plus le français et notre patois périgourdin que l’arabe ; mais, sans méthode, sans livres, sans grammaire, sans règles, sans fouet et sans larmes, j’avais appris un latin aussi pur que mon professeur le possédait lui-même, n’ayant de notions d’aucune autre langue qui me missent dans le cas de le mêler ou de l’altérer. Si, pour es-

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