Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jets les uns aux autres, qu’on modifie leur distribution : « Changez le rythme et la mesure, intervertissez l’ordre des mots, vous retrouvez le poète dans ses membres dispersés (Horace) », il n’en aura pas moins sa valeur réelle, la beauté des morceaux détachés qui s’en trouveront formés n’en sera pas altérée. C’est dans ce sens que répondit Ménandre que l’on tançait, parce qu’ayant promis une comédie pour un jour donné et ce jour approchant, il n’y avait pas encore mis la main : « Elle est composée et prête, il n’y a plus qu’à y ajouter les vers » ; comme il avait dans l’esprit son plan et tous ses matériaux à pied d’œuvre, il n’était pas en peine du reste. — Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné du relief à notre poésie française, il n’est si petit apprenti qui n’enguirlande ses mois et ne scande ses phrases à peu près comme eux : « Dans tout cela, plus de son que de sens (Sénèque). » Pour le vulgaire, il n’y a jamais eu tant de poètes ; mais s’il leur a été facile de conformer le rythme de leurs phrases à celui de ces modèles, ils n’en sont pas moins demeurés tout aussi incapables d’imiter les riches descriptions de l’un et les délicates inventions de l’autre.

Les subtilités sophistiques qui s’enseignent dans les écoles sont à mépriser, un langage simple est à rechercher. — Et maintenant, que fera notre jeune homme si on lui soumet, en insistant, quelques syllogismes subtils et captieux tels que celui-ci : « Le jambon fait boire, boire désaltère, donc le jambon désaltère » ? Il s’en moquera ; il y a plus d’esprit à s’en moquer qu’à y répondre. Il peut encore emprunter à Aristippe le tour spirituel qu’en pareille occurrence il donna à sa réponse : « Pourquoi le résoudrai-je, alors que non résolu, déjà il m’embarrasse ? » À quelqu’un qui proposait à Cléanthe de ces finesses de la dialectique, Chrysippe dit : « Amuse-toi à ces badinages avec les enfants ; et, pour de semblables niaiseries, ne détourne pas de ses pensées un homme sérieux. » Si ces sottes arguties, « sophismes entortillés et épineux (Cicéron) », ont pour but de donner créance à un mensonge, c’est dangereux ; mais s’ils sont sans conséquence, si ce sont de simples plaisanteries, je ne vois pas pourquoi il s’en préoccuperait. — Il y a des gens si sots, qu’ils se détourneraient d’un quart de lieue de leur chemin, pour courir après un beau mot : « Les uns n’appliquent pas les mots aux choses auxquelles ils appartiennent et vont chercher, hors du sujet, des choses auxquelles les mots puissent s’appliquer (Quintilien) » ; il en est d’autres « qui, pour placer un mot qui leur plaît, s’engagent dans un sujet qu’ils n’avaient pas l’intention de traiter (Sénèque) ». J’altère bien plus volontiers les termes d’une belle sentence pour l’encastrer dans ma prose, que je ne modifie l’idée que je veux rendre pour me donner possibilité de l’y introduire. C’est, au contraire, aux phrases à servir et à s’adapter à ce que l’on veut rendre, et si le français ne s’y plie pas, qu’on y emploie le gascon. Je veux que la pensée qu’on veut exprimer prédomine et qu’elle pénètre l’imagination de celui qui écoute, au point qu’il n’ait jamais souvenir