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sa science lui sert, non à montrer ce qu’il sait, mais à régler ses mœurs ; s’il se commande à lui-même et s’obéit (Cicéron). » — Le véritable miroir de nos pensées est le cours de notre vie. Zeuxidamus, auquel on demandait pourquoi les Lacédémoniens n’avaient pas mis par écrit leurs principes sur la vaillance et ne les donnaient pas à lire à leurs jeunes gens, répondit : « Que c’était parce qu’ils voulaient les habituer à juger par les faits et non sur les paroles. » — Comparez au bout de quinze à seize ans, ce jeune homme, élevé de la sorte, avec un de ces bredouilleurs de latin de collège qui aura mis ce même nombre d’années à tout simplement apprendre à parler. Le monde n’est que bavardage ; je n’ai jamais vu quelqu’un qui ne dise plutôt plus que moins qu’il ne devrait. Et cependant, c’est à cela que se passe la moitié de notre vie ; on nous tient quatre ou cinq ans à apprendre des mots et à les assembler en phrases ; autant encore à apprendre à en composer un discours de longue haleine, en quatre à cinq parties ; et cinq autres au moins, pour arriver à savoir les combiner d’une façon concise et plus ou moins subtile ; laissons cela à ceux qui en font métier.

Me rendant un jour à Orléans, je trouvai, dans la plaine en deçà de Clery, deux professeurs de collège qui allaient à Bordeaux et marchaient à environ cinquante pas l’un de l’autre ; plus en arrière, j’apercevais une troupe, et en tête, un personnage qui était feu M. le comte de la Rochefoucault. Un de mes gens s’enquit auprès du premier de ces professeurs, quel était le gentilhomme qui venait après lui. Celui-ci, qui n’avait pas vu le groupe qui le suivait, pensant que je voulais parler de son compagnon, nous fit cette plaisante réponse : « Ce n’est pas un gentilhomme, c’est un grammairien ; quant à moi, je suis logicien. » Nous qui, au contraire, ne nous proposons ici de former ni un grammairien ni un logicien, mais un gentilhomme, laissons l’un et l’autre jouir pleinement de leurs loisirs ; nous avons affaire ailleurs.

Ce qu’il saura bien, il arrivera toujours à l’exprimer suffisamment, la connaissance des choses importe plus que les mots pour les rendre. — Que notre disciple soit bien pourvu de connaissances, les paroles ne suivront que trop ; si elles ne veulent pas suivre, il les traînera. J’en entends qui s’excusent de ne pouvoir exprimer les belles choses qu’ils prétendent avoir en tête et regrettent que leur peu d’éloquence les empêche de les mettre à jour ; c’est se moquer. Savez-vous ce qu’il en est à mon avis ? ils entrevoient quelques vagues conceptions qui n’ont pas pris corps, qu’ils n’arrivent pas à démêler, dont ils n’ont pas une idée nette et que, par suite, ils sont bien embarrassés d’exprimer, étant hors d’état de se comprendre eux-mêmes ; voyez-les bégayant avec peine, pour arriver à accoucher ; vous jugez vite que, malgré leurs efforts, l’enfantement ne se produit pas ; tout au plus en sont-ils encore à la conception et ne font que lécher cet embryon encore informe. Pour moi, je tiens, et Socrate le dit formellement, que celui qui a dans l’esprit une idée claire et précise, arrivera tou-