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munement saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouuent gueres meslees à la suffisance, I’ay veu ce pendant qu’on s’entretenoit au bout d’vne table, de la beauté d’vne tapisserie, ou du goust de la maluoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l’autre bout. Il sondera la portée d’vn chacun : vn bouuier, un masson, vn passant, il faut tout mettre en besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise : car tout sert en mesnage : la sottise mesmes, et foiblesse d’autruy luy sera instruction. À contreroller les grâces et façons d’vn chacun, il s’engendrera enuie des bonnes, et mespris des mauuaises.Qu’on luy mette en fantasie vne honneste curiosité de s’enquérir de toutes choses : tout ce qu’il y aura de singulier autour de luy, il le verra : vn bastiment, vne fontaine, vn homme, le lieu d’vne bataille ancienne, le passage de Caesar ou de Charlemaigne.

Quse tellus sit lenta gelu, quee putris ab œstu,
Ventus in Italiam quis bene vêla ferat.


Il s’enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce Prince, et de celuy-là. Ce sont choses tres-plaisantes à apprendre, et tres-vtiles à sçauoir.En cette practique des hommes, i’entens y comprendre, et principalement, ceux qui ne viuent qu’en la mémoire des liures. Il praticquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C’est vn vain estude qui veut : mais qui veut aussi c’est vn estude de fruit estimable : et le seul estude, comme dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reserué à leur part. Quel profit ne fera-il en cette part là, à la lecture des vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souuienne où vise sa charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion : ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son deuoir, qu’il mourust là. Qu’il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu’à en iuger. C’est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diuerse mesure. I’ay leu en Tite Liue cent choses que tel n’y a pas leu. Plutarche y en a leu cent ; outre ce que i’y ay sçeu lire : et à l’aduenture outre ce que l’autheur y auoit mis. À d’aucuns c’est vn pur estude grammairien : à d’autres, l’anatomie de la Philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se pénètrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus