Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/235

Cette page n’a pas encore été corrigée

pédagogues s’en remettaient à ce même serment, combien se trouveraient déçus, si je jurais d’après l’expérience que j’en ai actuellement. — Dans notre patois périgourdin, on appelle en plaisantant ces savants de pacotille du nom de Lettres-férits, c’est comme qui dirait qu’ils sont « Lettres-férus » ; c’est-à-dire gens auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, dont elles ont dérangé le cerveau, suivant une expression usitée. Et de fait, le plus souvent ils semblent être descendus si bas, qu’ils n’ont même plus le sens commun ; le paysan, le cordonnier vont tout simplement, tout naïvement leur train, ne parlant que de ce qu’ils savent ; eux, constamment préoccupés de se grandir, de se targuer de leur savoir qui, tout superficiel, n’a pas pénétré dans leur cervelle, vont s’embarrassant et s’empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais il faut que ce soit un autre qui en fasse une judicieuse application ; ils connaissent bien Galien, mais pas du tout le malade ; ils vous ont déjà abasourdi, en vous citant force textes de loi, alors qu’ils n’ont pas encore saisi ce qui est en cause ; ils savent toutes choses en théorie, trouvez-en un en état de les mettre en pratique.

Chez moi, j’ai vu un de mes amis, ayant affaire à un individu de cette espèce, lui débiter, par manière de passe-temps, en un jargon plein de galimatias, un tas de propos faits de citations rapportées, sans suite aucune, sauf qu’ils étaient entremêlés de mots ayant rapport à la question ; et s’amuser à tenir de la sorte, toute une journée, ce sot qui avait pris la chose au sérieux et se battait les flancs pour trouver quoi répondre aux objections qui lui étaient faites ; et cependant, cet individu était un homme de lettres, jouissant d’une certaine réputation et portant une belle robe : « Nobles patriciens, qui n’avez pas le don de voir ce qui se passe derrière vous, prenez garde que ceux auxquels vous tournez le dos, ne rient à vos dépens (Perse). » — Qui regardera de très près cette sorte de gens qui se trouve un peu partout, trouvera, comme moi, que le plus souvent eux-mêmes ne se comprennent pas, pas plus qu’ils ne comprennent les autres ; ils ont le souvenir assez bien garni, mais le jugement absolument creux, sauf quand, par les qualités qu’ils ont reçues de la nature, ils font exception. — Au nombre de ces derniers, je mettrai Adrien Turnebus, que j’ai connu ; il n’avait jamais exercé d’autre profession que celle d’homme de lettres, parmi lesquels, depuis mille ans, aucun, à mon sens, n’a mieux mérité que lui le premier rang ; et cependant il n’avait rien de pédantesque, en dehors de la manière dont il portait sa robe et de certaines façons d’être en société qui n’avaient pas le raffinement de celles qu’on pratique à la cour, chose sans importance, détestant, pour ma part, de voir qu’une robe portée de travers produise plus mauvais effet qu’un esprit mal équilibré, aux yeux de la foule qui juge un homme à sa manière de saluer, à son attitude, à la coupe de ses vêtements. Adrien Turnebus avait en lui l’âme la plus honnête qui se puisse voir ; je l’ai souvent, avec intention, mis sur