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bien plus difficile ; outre que, comme dit Isocrate, ceux qui ne donnent pas dans les excès, sont plus modérés que ceux qui s’y adonnent, celui qui se mêle de changer ce qui est et d’y substituer ses préférences, usurpe une autorité qu’il n’a pas et se doit de faire ressortir ce que présente de défectueux ce qu’il élimine, et en quoi est préférable ce qu’il introduit.

Cette considération si simple m’a retenu, même en ma jeunesse, âge où l’on est cependant plus téméraire, et m’a affermi dans ma résolution de ne pas me charger d’un fardeau aussi lourd que de me faire le défenseur d’une science d’une telle importance, et d’oser à son égard ce que raisonnablement je ne pourrais même pas faire pour la plus facile de celles qui m’ont été enseignées et sur lesquelles on peut se prononcer sans qu’il en résulte de graves conséquences. — J’estime en effet souverainement inique de vouloir subordonner les constitutions et les coutumes publiques, lesquelles sont fixes, aux conceptions variables de chacun de nous (la raison d’un seul ne saurait avoir qu’une action limitée), et d’entreprendre contre les lois divines ce que nul gouvernement ne tolérerait contre ses lois civiles. Bien que la raison humaine ait sur ces dernières beaucoup plus d’action, celles-ci n’en régissent pas moins ceux-là mêmes qui prétendent les juger ; et notre intelligence, si grande qu’elle puisse être, ne saurait servir qu’à les expliquer, à en étendre l’usage déjà existant, et non à les dénaturer et à innover. Si parfois la Providence passe outre aux règles auxquelles elle nous a astreints, sans que nous puissions nous y soustraire, ce n’est pas pour nous en affranchir ; ce sont des effets de la volonté divine, que nous devons admirer, sans chercher à les imiter ; et les exemples extraordinaires, empreints de marques particulières et manifestes qui les font tenir du miracle, qu’elle nous donne en témoignage de sa toute-puissance, sont si fort au-dessus de tout ce que nous pouvons faire et ordonner, qu’il y a folie et impiété à essayer de les reproduire ; nous ne devons pas le tenter et seulement nous borner à les contempler avec l’étonnement qu’ils provoquent en nous ; ce sont des actes de son ressort et non du nôtre, et Cotta parle avec une grande sagesse, quand il dit : « En matière de religion, j’écoute T. Coruncanus, P. Scipion, P. Scevola qui sont souverains pontifes, et non Zénon, Cleanthe ou Chrysippe (Cicéron). »

En ce qui fait le sujet de la grande querelle qui nous divise actuellement, cent articles y figurent dont on poursuit la disparition ou que l’on veut introduire et tous sur des points de première importance ; et cependant, Dieu sait combien, parmi ceux qui se mêlent de la question, s’en trouvent qui peuvent se vanter d’avoir étudié les raisons essentielles que chaque parti fait valoir pour et contre ; le nombre de ces gens scrupuleux est limité, si seulement il y en a, et n’est pas fait pour nous troubler. Mais en dehors d’eux, toute cette foule où va-t-elle et de quel côté se range-t-elle ? La Réforme produit l’effet de toute médecine de peu d’efficacité et mal appliquée ; les humeurs dont elle veut nous débarrasser, n’ont