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est notamment un fait d’habitude. — Les lois de la conscience que nous disons relever de la nature, ont leur origine dans les coutumes. Chacun respecte en son for intérieur les opinions et les mœurs pratiquées et admises autour de lui ; il ne peut s’en affranchir sans remords ; leur application lui vaut l’approbation générale ; quand, aux temps passés, les Crétois voulaient du mal à quelqu’un, ils priaient les dieux de lui faire contracter quelque mauvaise habitude. Son principal effet, qui constitue sa force, c’est de nous circonvenir et de s’emparer de nous, au point que nous pouvons à peine nous ressaisir et rentrer en nous-mêmes pour réfléchir et raisonner les actes auxquels elle nous entraîne. En vérité, parce que, dès notre naissance, nous humons avec notre premier lait ce qui est habitudes et coutumes et que le monde nous apparaît d’une certaine façon quand nous le voyons pour la première fois, il semble que nous ne sommes nés que sous condition de nous y soumettre à notre tour et que les idées, en cours autour de nous, que nos pères nous ont infusées en nous donnant la vie, soient absolues et édictées par la nature. Il en résulte qu’on s’imagine que ce qui est en dehors des coutumes, est en dehors de la raison, et Dieu sait combien, à cet égard, nous sommes le plus souvent dans Terreur.

Si comme nous, qui nous étudions, avons appris à le faire, chacun qui entend émettre une judicieuse sentence, s’en faisait aussitôt application en ce qui peut le toucher, il verrait que ce n’est pas tant un bon mot, qu’un coup de fouet cinglant violemment la bêtise ordinaire de son jugement. Mais les avertissements et les préceptes émanant de la vérité, nous les considérons toujours comme s’adressant aux autres et jamais à nous ; et, au lieu de les mettre à profit pour améliorer nos mœurs, nous nous bornons à les classer très sottement et très inutilement dans notre mémoire. — Continuons maintenant à nous occuper de l’empire que la coutume exerce sur nous.

Les peuples, faits à la liberté, habitués à se gouverner eux-mêmes, tiennent toute autre forme de gouvernement pour monstrueuse et contraire à la nature ; ceux qui sont accoutumés à la monarchie, pensent de même. Ces derniers, quelle que soit la possibilité d’en changer que leur offre la fortune, alors même qu’ils ont eu de grandes difficultés à se débarrasser d’un maître qui ne leur convenait pas, ne pouvant se résoudre à prendre en haine d’en avoir un, se hâtent de s’en donner un nouveau, avec lequel ils éprouvent les mêmes difficultés. — C’est par un effet de l’habitude, que chacun est satisfait du lieu où la nature l’a placé ; les populations sauvages de l’Écosse n’ont que faire de la Touraine, pas plus que les Scythes de la Thessalie. — Darius demandait à des Grecs s’ils se sentaient portés à faire comme dans l’Inde, où il est dans les coutumes de manger les parents qui viennent à mourir, dans l’idée qui y règne qu’on ne saurait leur donner plus honorable sépulture que son propre corps ; ai quoi les Grecs répondirent que