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moi-même ; il n’y en a pas qui me surveillent de si près, ni que je redoute davantage de scandaliser.

Habileté à laquelle on peut atteindre par l’habitude. — Je viens de voir chez moi un homme de petite taille, né à Nantes, venu au monde sans bras, qui a si bien exercé ses pieds à faire ce que d’autres font avec les mains, qu’ils en ont presque oublié leur office naturel. Au demeurant, il les appelle ses mains et en use pour tailler, charger un pistolet et le faire partir, enfiler une aiguille, coudre, écrire, ôter son bonnet, se peigner, jouer aux cartes et aux dés qu’il mêle et agite avec autant de dextérité que pas un. L’argent que je lui ai donné[1] (car il gagne sa vie à se faire voir), il l’a pris avec son pied, comme nous avec la main. — J’en ai vu un autre, encore enfant, qui, n’ayant pas de mains, maniait avec un repli de son cou une épée à deux mains, une hallebarde, les jetant en l’air, les rattrapant ; lançait une dague et faisait claquer un fouet, aussi bien que n’importe quel charretier de France.

Puissance de la coutume sur les opinions, elle est cause de la diversité des institutions humaines. — Mais où l’on juge bien mieux des effets de l’habitude, c’est par les étranges impressions qu’elle produit sur nos âmes, où elle trouve moins de résistance. Quelle action n’est-elle pas susceptible d’exercer sur nos jugements et nos croyances. Laissons de côté la question religieuse à laquelle se trouvent mêlées tant d’impostures dont tant de grandes nations et tant d’hommes capables ont été imbus, question tellement en dehors de notre pauvre raison humaine, qu’on est bien excusable de s’y perdre, si, par faveur divine, on n’a pas été tout particulièrement éclairé ; sur toute autre question, y a-t-il une opinion, si bizarre soit-elle, que l’habitude n’ait introduite et fait sanctionner par les lois, partout où elle l’a jugé à propos ; et combien est juste cette exclamation, que nous trouvons dans un auteur latin : « Quelle honte pour un physicien, qui doit poursuivre sans relâche les secrets de la nature, d’alléguer la coutume, pour preuve de la vérité (Cicéron). »

Coutumes bizarres de certains peuples. — Il ne vient à l’imagination humaine aucune fantaisie si dépourvue de sens, dont on ne trouve des exemples dans quelque usage passé dans les mœurs d’un pays ou d’un autre et que par suite notre raison n’admette et n’explique. — Il est des peuples où on tourne le dos à qui l’on salue et où on ne regarde jamais qui l’on veut honorer. — Il en est où quand le roi crache, la dame de la cour la plus en faveur tend la main ; chez un autre, ce sont en pareil cas les plus haut placés de son entourage qui se baissent et, avec un linge, ramassent sur le sol ce qui l’a souillé. — À ce propos, une anecdote :

Un gentilhomme français, réputé pour ses reparties, se mouchait toujours avec les doigts, chose fort contraire à nos usages. Défendant sa manière de faire, il me demanda pour quel motif ce sale produit de nos humeurs était à ce point privilégié, que nous préparons un beau linge bien fin pour le recevoir ; et pourquoi, ce qui

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