Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gens d’exquise et exacte conscience et prudence, d’escrire l’histoire. Comment peuuent-ils engager leur foy sur vne foy populaire ? comment respondre des pensées de personnes incognues ; et donner pour argent contant leurs coniectures ? Des actions à diuers membres, qui se passent en leur présence, ils refuseroient d’en rendre tesmoignage, assermentez par vn iuge. Et n’ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Ie tien moins hazardeux d’escrire les choses passées, que présentes : d’autant que l’escriuain n’a à rendre compte que d’vne vérité empruntée.Aucuns me conuient d’escrire les affaires de mon temps : estimants que ie les voy d’vne veuë moins blessée de passion, qu’vn autre, et de plus près, pour l’accès que fortune m’a donné aux chefs de diuers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste ie n’en prendroys pas la peine : ennemy iuré d’obligation, d’assiduité, de constance : qu’il n’est rien si contraire à mon stile, qu’vne narration estendue. Ie me recouppe si souuent, à faute d’haleine. Ie n’ay ny composition ny explication, qui vaille. Ignorant au delà d’vn enfant, des frases et vocables, qui seruent aux choses plus communes. Pourtant ay-ie prins à dire ce que ie sçay dire : accommodant la matière à ma force. Si i’en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté, estant si libre, i’eusse publié des iugements, à mon gré mesme, et selon raison, illégitimes et punissables.Plutarche nous diroit volontiers de ce qu’il en a faict, que c’est l’ouurage d’autruy, que ses exemples soient en tout et par tout véritables : qu’ils soient vtiles à la postérité, et présentez d’vn lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c’est son ouurage. Il n’est pas dangereux, comme en vne drogue médicinale, en vn compte ancien, qu’il soit ainsin ou ainsi.