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ESSAIS DE MONTAIGNE.

boire, le manger, et le repos. Là où les pauures, les bannis, les serfs, viuent souuent aussi ioyeusement que les autres. Et tant de gens, qui de l’impatience des pointures de la peur, se sont pendus, noyez, et précipitez, nous ont bien apprins qu’elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort.Les Grecs en recognoissent vue autre espèce, qui est outre l’erreur de nostre discours : venant, disent-ils, sans cause apparente, et d’vne impulsion céleste. Des peuples entiers s’en voyent souuent frappez, et des armées entières. Telle fut celle qui apporta à Carthage vne merueilleuse désolation. On n’y oyoit que cris et voix effrayées : on voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l’alarme ; et se charger, blesser et entretuer les vns les autres, comme si ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit en desordre, et en fureur : iusques à ce que par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l’ire des dieux. Ils nomment cela terreurs Paniques.

CHAPITRE XVIII.

Qu’il ne faut iuger de nostre heur, qu’après la mort.

Scilicet vltima semper
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo supremàque funera debet.

Les enfans sçauent le conte du Roy Crœsus à ce propos : lequel ayant esté pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria, Solon, Solon : cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre, qu’il verifioit lors à ses despends l’aduertissement qu’autrefois luy auoit donné Solon : que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuuent appeller heureux, iusques à ce qu’on leur ayt veu passer le dernier iour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’vn bien léger mouuement se changent dvn estât en autre tout diuers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu’vn qui disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu’il estoit venu fort ieune à vn si puissant estât : Ouy-mais, dit-il, Priam en tel aage ne fut pas malheureux. Tantost des Roys de Macédoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s’en faict des menuysiers et greffiers à Rome :