Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute l’armée d’Alexandre le Grand. Et n’estoit estimé entre eux ny saint, ny bien heureux, qui ne s’estoit ainsi tué, envoyant son ame purgée et purifiée par le feu, apres avoir consumé tout ce qu’il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c’est ce qui faict le miracle. Parmy nos autres disputes, celle du Fatum s’y est meslée ; et, pour attacher les choses advenir et nostre volonté mesmes à certaine et inevitable necessité, on est encore sur cet argument du temps passé : Puis que Dieu prevoit toutes choses devoir ainsin advenir, comme il fait sans doubte, il faut donc qu’elles adviennent ainsi. A quoy nos maistres respondent que le voir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de mesmes (car, tout luy estant present, il voit plustost qu’il ne prevoit), ce n’est pas la forcer d’advenir : voire, nous voyons à cause que les choses adviennent, et les choses n’adviennent pas à cause que nous voyons. L’advenement faict la science, non la science l’advenement. Ce que nous voyons advenir, advient ; mais il pouvoit autrement advenir ; et Dieu, au registre des causes des advenements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui despendent de la liberté qu’il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faudrons, par ce que nous aurons voulu faillir. Or j’ay veu assez de gens encourager leurs troupes de cette necessité fatale : car, si nostre heure est attachée à certain point, ny les harquebousades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuite et couardise ne la peuvent avancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l’effectuera. Et, s’il est ainsi qu’une forte et vive creance tire apres soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement legiere en nos siecles, sinon que le mespris qu’elle a des œuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a qu’à ce mesme propos le sire de Joinville, tesmoing