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plus expressement encores en cet autre exemple, qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhaittoit et prioit les Dieux, qu’il peust une fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, à peine d’en estre bruslé soudainement. Il veut au prix de sa vie, acquerir une science, de laquelle l’usage et possession luy soit quand et quand ostée. Et pour cette soudaine et volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu’il a, et qu’il peut acquerir par apres.

Je ne me persuade pas aysement, qu’Epicurus, Platon, et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils estoyent trop sages pour establir leurs articles de foy, de chose si incertaine, et si debattable : Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages, s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumiere : et ont promené leur ame à des inventions, qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourveu que toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires : Unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. Un ancien, à qui on reprochoit, qu’il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement, il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela, c’estoit vrayement philosopher. Ils ont voulu considerer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la societé publique, comme leurs religions : et a esté raisonnable pour cette consideration, que les communes opinions, ils n’ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obeyssance des loix et coustumes de leur pays.

Platon traitte ce mystere d’un jeu assez descouvert. Car où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant : et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions : autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy-mesme : Sçachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et enormes.

Et pourtant en ses loix, il a grand soing, qu’on ne chante en publiq que des poësies, desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin : estant si facile d’imprimer touts fantosmes en l’esprit humain, que c’est injustice de ne les paistre plustost de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dit tout destrousseement en sa Republique, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivy la verité, les autres l’utilité, par où celles cy ont gaigné credit. C’est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination pour le plus vray, ne s’y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte.

Il y a d’autres subjects qu’ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant d’y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n’ayans rien trouvé de si caché, dequoy ils n’ayent voulu parler, il leur est souvent force de