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L’AVARE.
Élise

Suis-je, mon frère, une si étrange personne ?

Cléante

Non, ma sœur ; mais vous n’aimez pas ; vous ignorez la douce violence qu’un tendre amour fait sur nos cœurs, et j’appréhende votre sagesse.

Élise

Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse : il n’est personne qui n’en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.

Cléante

Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne… !

Élise

Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.

Cléante

Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l’amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n’a rien formé de plus aimable ; et je me sentis transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane et vit sous la conduite d’une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d’amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console avec une tendresse qui vous toucherait l’âme. Elle se prend d’un air le plus charmant du monde aux choses qu’elle fait ; et l’on voit briller mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d’attraits, une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une… Ah ! ma sœur, je voudrais que vous l’eussiez vue.[1]

Élise

J’en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites ; et, pour comprendre ce qu’elle est, il me suffit que vous l’aimez.

  1. Molière, toujours attentif à rendre ses amants intéressants, ne fonde pas uniquement l’amour de Cléante pour Mariane sur les charmes dont cette jeune personne est ornée, il y ajoute l’attrait non moins puissant et plus universel, de la vertu, de la bonté. C’est ainsi que dans les Fourberies de Scapin, suivant les traces de Térence, il rend Octave amoureux d’Hyacinthe, à la seule vue des larmes si touchantes que lui fait verser la mort de sa mère. (Auger.)