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Don Carlos

Oui, mais sans y vouloir entrer ; et nous nous voyons obligés, mon frère et moi, à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que, si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume ; et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr[1].

Don Juan

On a cet avantage, qu’on fait courir le même risque et passer mal aussi le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne serait-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire ?

Don Carlos

La chose en est aux termes de n’en plus faire de secret ; et lorsque l’injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l’offense que nous cherchons à venger est une sœur séduite et enlevée d’un convent, et que l’auteur de cette offense est un don Juan Tenorio, fils de don Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l’avons suivi ce matin sur le rapport d’un valet qui nous a dit qu’il sortait à cheval, accompagné de quatre ou cinq, et qu’il avait pris le long de cette côte ; mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n’avons pu découvrir ce qu’il est devenu[2].

  1. Molière, on l’a vu, a déjà attaqué le duel dans les Fâcheux, mais ici l’attaque est plus vive, et par la situation même, plus sérieuse.
  2. L’aventure de don Juan, qui secourt le frère de celle qu’il a séduite, n’est pas dans la pièce originale, mais on la trouve dans presque tous les romans espagnols. Elle avait d’ailleurs été mise au théâtre en 1639, par le poète Beys, dans sa comédie de l’Hôpital des Fous, acte II, scène Ire. Molière en a tiré une