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qu’il a oublié, à peu près, les deux mille quatre cents francs que je lui coûte. Du moins, il ne m’en a plus reparlé, il ne me les a plus reprochés. Une agitation extraordinaire le mène. Il ne tient plus en place, redevient majestueux et éloquent même avec moi. Il a vite compris que la guerre déclarée allait lui donner des responsabilités nouvelles, l’investir d’une plus haute autorité, ajouter à ses fonctions civiles quelque chose de militaire qui déchaîne son amour-propre. Il parle déjà de convoquer la garde nationale, de passer en revue les pompiers. Et il a décidé que le conseil municipal siégerait en permanence. Avec une joie qui déborde de ses paroles, de ses gestes, de son regard, il s’apprête aux réquisitions, aux instructions, aux arrêtés patriotiques, aux conférences avec les officiers supérieurs de la garde mobile, toutes choses qui le passionnent et le grandissent démesurément. En même temps, il rassure les gens, il a l’air de leur dire : “Que craignez-vous, puisque je suis là ? ” Enfin, il a fait lire, par le tambour de ville, dans les rues, une sorte d’ordre du jour, tout à fait admirable et qui rappelait les proclamations de Napoléon 1er.

« Le soir, au dîner, il m’a dit :

— Peut-être qu’à l’heure qu’il est, nous avons déjà franchi le Rhin ! nous allons mener cette campagne rondement, va !… D’abord, la Prusse !… Qu’est-ce que c’est ! Ça n’est pas un peuple, ce que j’appelle… Ça n’est rien du tout !

M. Champier, le notaire, est venu, très enthousiaste… Il s’est versé un plein verre d’eau-de-vie, et haussant les épaules :

— Bismarck !… Pu… uut !… Nous le fusillerons !…