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tions éclat de son mari. Ah ! son mari ! Ses portraits sont partout, chez elle, en grande, en petite tenue, en capitaine, en colonel, en général. Ils couvrent les murs, envahissent les tables des cheminées, assiègent les meubles. C’est un gros bonhomme de chair vulgaire, le képi sur l’oreille, ou le chapeau en bataille, la poitrine tailladée de croix, un air de casseur et d’affreux butor, avec des moustaches épaisses qui tombent sur une impériale longue et pointue. Il me semble que je l’entends sacrer, tempêter de sa voix éraillée de rogomme et brûlée d’absinthe. Elle le trouve beau, glorieux, admirable. Une fois, elle m’a dit, tout émue, qu’en Algérie, il avait tué, de sa main, de sa propre main, cinq Arabes, et qu’il en avait fait fusiller cinquante autres, d’un seul coup ; et elle a ajouté :

— Mon Dieu ! il avait ses défauts, mais c’était un héros !

Une autre fois, elle me dit encore :

— Regardez comme Marguerite lui ressemble !

Cela m’a paru d’abord une assimilation inconvenante et déplacée. En observant ces portraits et en les comparant à la jolie, fine, étrange figure de Marguerite, j’ai fini par découvrir une ressemblance, lointaine il est vrai, plutôt morale que physique, mais réelle. Il y a dans ces deux fronts, le front du butor et le front de l’enfant charmante, une obstination pareille ; dans les yeux, oui dans les yeux, quelque chose de pareillement hagard, de pareillement héroïque. On sent que le père a dû se précipiter, tête baissée, dans la bataille et dans le meurtre ; on sent que la fille se précipitera de même dans l’amour.