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rite. Elle n’a pas bougé de son talus. Elle est grave, très raide, le corps tendu, comme dans l’attente d’un spasme. Ses narines aspirent l’odeur forte de ces mâles ; et son regard, dévoilé de pudeur, a quelque chose de cruel, de farouche, et de dompté qui véritablement m’effraie. Elle aussi subit la domination de ces épaules carrées, de ces poitrines robustes, de ces visages bruns, de cette rudesse conquérante, de cette force qui flamboie dans le soleil ; mais elle la subit par le sexe. J’ai senti remuer en moi, tout à l’heure, des désirs obscurs et mal éteints de destruction : elle, ce sont des désirs obscurs, aussi, et infiniment plus puissants, de création humaine, qui l’agitent, gonflent son corps mince et fragile d’un bouillonnement de vie formidable et sacrée. Un dragon l’a regardée et lui a souri, d’un sourire de brute obscène. Mais elle ne l’a pas vu. Ce n’est pas un homme qu’elle voit et choisit ; ce sont tous ces hommes auxquels elle voudrait se livrer, rudoyée, écrasée, dans un seul embrassement. Je la trouve belle, plus belle, belle d’une beauté presque divine, parce que je viens de comprendre en elle une des lois de la vie, et que, pour la première fois, le rôle de la femme m’apparaît dans sa douloureuse et sublime ardeur créatrice. Comme le mariage, qui soumet aux polissonneries infécondes d’un seul homme l’admirable fécondité du corps de la femme, me semble une chose monstrueuse, un crime de lèse-humanité. Et comme, en ce moment, j’éprouve de la pitié et du respect pour les malheureuses créatures, honnies, méprisées, qui s’en vont, sur les bornes du chemin et dans les bouges interdits, râler l’amour avec les passants !