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seul être, en qui je pusse confier ces désirs impérieux de m’instruire et de me connaître. Cette absence d’un compagnon intellectuel est certainement ce qui m’a été le plus pénible et ce qui m’a le plus manqué. D’autant que chaque jour j’apprends à mesurer l’étendue de mon ignorance, par la multiplicité, chaque jour accrue, des mystères qui m’entourent. J’ai beau contempler les bourgeons qui se gonflent à la pointe des branches, suivre des journées entières le travail des fourmis et des abeilles, qui me dira comment les bourgeons éclatent en feuilles et se transforment en fruits, à quelle loi d’universelle harmonie obéissent les abeilles et les fourmis, ces artistes sublimes ? En réalité, je ne suis guère plus avancé que je l’étais au collège, et mes tourments intérieurs s’accroissent. Insensiblement, presque inconsciemment, un travail sourd, continu, désordonné, s’est fait dans mon esprit, qui m’a amené à réfléchir sur beaucoup de choses, d’ordres différents, sans résultats bien appréciables ; une révolte en est née contre tout ce que j’ai appris, et ce que je vois, qui lutte avec les préjugés de mon éducation. Révolte vaine, hélas ! et stérile. Il arrive souvent que les préjugés sont les plus forts et prévalent sur des idées que je sens généreuses, que je sais justes. Je ne puis, si confuse qu’elle soit encore, me faire une conception morale de l’univers, affranchie de toutes les hypocrisies, de toutes les barbaries religieuse, politique, légale et sociale, sans être aussitôt repris par ces mêmes terreurs religieuses et sociales, inculquées au collège. Si peu de temps que j’y aie passé, si peu souple que je me sois montré, à l’égard de