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indiscret ne le guette ; ce coin de la cour est désert, absolument désert.

— Viens avec moi ! dit-il à Bolorec… Nous jouerons du violon.

Tous les deux, s’effaçant de leur mieux, se glissent dans la salle, dont ils referment la porte à moitié. Sébastien a saisi le violon, l’a tourné, retourné, s’étonnant de sa légèreté ; il en a serré les clefs, en a pincé les quatre cordes qui rendent des sons discordants et grêles. Puis il est resté tout bête devant ce violon qui n’est plus en ses mains qu’un instrument inerte ou grinçant, et il a éprouvé une tristesse infinie de savoir qu’une âme est en lui, qu’un rêve magnifique d’amour et de souffrance dort dans sa boîte creuse, et qu’il ne pourra jamais l’animer, cette âme, ni l’éveiller, ce rêve. Et une voix intérieure lui dit : « N’es-tu point pareil à ce violon ? Comme lui, n’as-tu pas une âme, et les rêves n’habitent-ils point le vide de ton petit cerveau ? Qui donc le sait ? Qui donc s’en inquiète ? Ceux-là qui devraient faire résonner ton âme et s’épanouir tes rêves, ne t’ont-ils pas laissé dans un coin, tout seul, semblable à ce violon abandonné sur une chaise, à la merci du premier passant qui, pour s’amuser une minute, curieux, ignorant ou criminel, s’en empare et en brise à jamais le bois fragile, fait pour toujours chanter ? » Découragé, Sébastien remet le violon à la place où il l’a trouvé, et sort, suivi de Bolorec qui le regarde d’un air ironique. Mais au moment juste où tous les deux franchissent la porte, le Père de Kern, les frôlant presque de sa soutane, passe, sans s’arrêter, sans détourner la tête. Instinctivement, ils se rejettent en arrière, dans la