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à tête de sphinx surplombent, en haut ; il avait oublié le Champ des Martyrs, ses horizons tragiques et ses végétations palustres, que l’eau saumâtre brûle et décolore ; il avait oublié les calmes allées de la Chartreuse, ses cloîtres silencieux enfermant de petits jardins carrés et pleins de roses ; il avait oublié l’ossuaire avec son tombeau de marbre blanc et son trou béant, au fond duquel la lueur tremblante d’une lanterne éclaire les ossements recueillis des fusillés de Vannes et de Quiberon. Et il oubliait, ou plutôt, il ne percevait pas les sensations multiples de la minute présente, ni la douceur du ciel, ni la détente du sol, ni le repos de cette nature odorante et charmée, ni le rêve de cette atmosphère de forêt, si religieuse, si musicale, de cette atmosphère qui semble être faite d’eau profonde, et dans laquelle errent, ondoient, zigzaguent, frissonnent et se voilent la gentillesse des fleurs, les sémillants caprices des insectes, et la grâce des feuilles solitaires qui, de temps en temps, se détachent, tournoient, tombent avec un froissement d’élytres. Aucune impression ne lui venait de cette paix embaumée, de ces formes remuantes, de cet évanouissement continu des êtres et des choses, en une sorte de transparence glauque, de transonorité sous-marine. Rien, dans cette harmonie, n’affectait sa vue, son ouïe, son odorat, lui qui aimait tant à rapprocher l’un de l’autre, la forme, le son, le parfum, à les douer d’une vie identique, d’une mentalité pareille, à les gonfler de son âme. Sa sensibilité était anéantie, son esprit avait sombré dans quelque chose de noir, de plus noir que l’ossuaire de la Chartreuse, et ses pensées étaient comme les ossements de ces