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d’un œil inusité, comme on regarde les fous dans les asiles…

Le baron m’arrêta. Et il me demanda :

— De quel malheur parlez-vous ?

Dans sa terreur, il eut pourtant la force de hausser les épaules. Et je répliquai :

— Est-ce que je sais, moi ?… Est ce qu’on sait ?… Avec une âme de démon comme celle-là… Au diable !… au diable !…

Le vieux Bombyx jugea prudent de quitter l’écurie. Il fit bien. Car, à cette minute même, je sentais, réellement, physiquement, l’âme de l’ancien cocher s’agiter en moi, descendre en moi, se couler dans mes membres, et, au bout de mes mains, pénétrer dans le manche de la fourche, qu’elle gonflait comme un autre bras, de l’invincible, du torturant, du rouge désir de tuer…

Redouté de mon maître, repoussé des gens de l’office et chassé de moi-même, je ne tardai pas à devenir une profonde crapule, et cela sans efforts, sans luttes intérieures, tout naturellement. Paresseux insigne, effronté menteur, chapardeur, ivrogne, coureur de filles, j’eus tous les vices, toutes les débauches, les pratiquais avec une science merveilleuse de leurs pires secrets, comme s’ils m’eussent été une habitude déjà longue. Il me semblait que j’étais né avec ces terribles et ignoble instincts que, pourtant, je venais d’hériter avec la livrée de l’autre. Ah ! le temps était loin