Page:Mirbeau - Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique, 1901.djvu/336

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ah ! mes mains… elles ont tout vu… et d’avoir vu tant de choses terribles, tristes ou douloureuses… elles sont restées des mains crispées… des mains hagardes… et qui ne peuvent plus travailler.

J’ai passé dans les usines et dans les ateliers de Paris… et j’ai soulevé des fardeaux, et j’ai mis du bleu sur des poteaux… et j’ai étouffé dans la fumée… et je suis descendu dans des puits… et je n’ai pas mangé à ma faim, et je n’ai trouvé, parmi mes compagnons, personne pour m’aimer… On n’a pas le temps… et le travail rend le cœur dur… et fait qu’on se déteste les uns les autres…

Plus tard, à trente ans, j’ai pénétré dans une maison où les choses n’allaient pas ainsi… Là, c’était une maison bourgeoise… Là il ne fallait pas voyouter… Là, il y avait un maître… au lieu de deux cents… Là, il fallait obéir… Je me suis résigné… J’ai dompté mes nerfs… les beaux jours ont fait le reste… Comme c’était à la campagne, je me suis attardé, je me suis attendri en promenades dans les champs et dans les forêts… et j’ai parlé aux petites sources… aux fleurs sur les talus des routes, et dans les prairies… Et déjà vieux par la misère, fatigué par le travail, j’ai eu des rêves jeunes, comme on en a à seize ans…

Et puis je suis revenu à Paris… et j’ai flâné dans les rues, le soir, au cabaret… Dans les bouges… et j’ai enfin trouvé des camarades… C’étaient de braves et honnêtes gens, des demi-ivrognes, des ivro-