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Afin qu’ils ne mourussent pas trop vite… on les arrosait, de temps en temps, comme des choux… Au bout d’une demi-heure, les paupières s’étaient gonflées… les yeux sortaient de l’orbite… les langues tuméfiées emplissaient les bouches, affreusement ouvertes… et la peau craquait, se rissolait sur les crânes… C’était sans grâce, je t’assure, et même sans terreur, ces trente têtes mortes, hors du sol, et semblables à d’informes cailloux !… Et nous ?… C’est pire encore !… Ah ! je me rappelle l’étrange sensation que j’éprouvai quand, à Kandy, l’ancienne et morne capitale de Ceylan, je gravis les marches du temple où les Anglais égorgèrent, stupidement, sans supplices, les petits princes Modéliars que les légendes nous montrent si charmants, pareils à ces icônes chinoises, d’un art si merveilleux, d’une grâce si hiératiquement calme et pure, avec leur nimbe d’or et leurs longues mains jointes… Je sentis qu’il s’était accompli là… sur ces marches sacrées, non encore lavées de ce sang par quatre-vingts ans de possession violente, quelque chose de plus horrible qu’un massacre humain : la destruction d’une précieuse, émouvante, innocente