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paysagiste. Mais ils sont loin encore de la beauté pure des modèles chinois. Selon les dires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu’on y ait mêlé les supplices à l’horticulture, le sang aux fleurs.

Le sol, de sable et de cailloux, comme toute cette plaine stérile, fut défoncé profondément et refait avec de la terre vierge, apportée, à grands frais, de l’autre rive du fleuve. On conte que plus de trente mille coolies périrent de la fièvre dans les terrassements gigantesques qui durèrent vingt-deux années. Il s’en faut que ces hécatombes aient été inutiles. Mélangés au sol, comme un fumier — car on les enfouissait sur place — les morts l’engraissèrent de leurs décompositions lentes, et pourtant, nulle part, même au cœur des plus fantastiques forêts tropicales, il n’existait une terre plus riche en humus naturel. Son extraordinaire force de végétation, loin qu’elle se soit épuisée à la longue, s’active encore aujourd’hui des ordures des prisonniers, du sang des suppliciés, de tous les débris organiques que dépose la foule chaque semaine et qui, précieusement recueillis, habilement travaillés avec les cadavres quotidiens dans