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vers les voitures ; je revois des carrioles funèbres, pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le lendemain ; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en montrant les crocs, comme des loups !… Et je revois le chirurgien, les manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une ferme, à la lueur fumeuse d’un oribus, le pied d’un petit soldat, encore chaussé de ses godillots !… Mais je revois surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, tout meurtri par ces navrements de la défaite, j’y rentrai un jour de clair soleil… Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les persiennes mises partout… Félix, plus courbé, ratissait l’allée, et Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de bas, en dodelinant de la tête.

— Eh bien ! Eh bien ! criai-je, c’est comme cela qu’on me reçoit ?

Dès qu’ils m’eurent aperçu, Félix s’en alla comme effaré, et Marie, toute blanche, poussa un cri.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je, le cœur serré… Et mon père ?

La vieille fille me regarda fixement.