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je reviendrai là-bas… » Comment ? pourquoi ?… Puisque je l’aimais, puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui, lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près de l’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’une veine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe… De mes mains tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba inerte et pesante… Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur : le cœur ne battait plus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants !… Je crus que j’allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, j’étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…

À partir de ce moment, je ne me souviens pas bien… Je revois de la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient sans cesse ; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, dans la nuit ; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en l’air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer un chemin, à tra-