Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment autour de son tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieu charmé !… Avec quels remords, je me repentis d’avoir, jusqu’ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d’énigmes inexpliquées !… Jamais je n’avais ouvert un livre, jamais je ne m’étais arrêté, un seul instant, devant ces points d’interrogation que sont les choses et les êtres ; je ne savais rien. Et voilà que, tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d’arracher à la vie quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient ; je voulais connaître la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, des sociétés qui tuent ; il me tardait d’en avoir fini avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d’impossibles philosophies d’amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en sanglots comprimés. J’ai remarqué que l’on ne s’attendrit bien sur les autres que lorsqu’on est soi-même malheureux. N’était-ce point sur moi seul que je m’apitoyais ainsi ? Et si, dans cette nuit froide, tout près de l’ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, j’aimais tant l’humanité, n’était-ce point moi seul que j’aimais, moi seul que j’eusse voulu soustraire