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asservir, les mieux égorger. Qu’était-ce donc que cette patrie, au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, qui nous avait arrachés, remplis d’amour, à la nature maternelle, qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre marâtre ?… Qu’était-ce donc que cette patrie qu’incarnaient, pour nous, ce général imbécile et pillard qui s’acharnait après les vieux hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de leur fils ? Qu’était-ce donc que cette patrie dont chaque pas, sur le sol, était marqué d’une fosse, à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s’en allait toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes ? Et j’éprouvai un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s’agenouillent pieuse-