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loin, le général, accompagné de son escorte, surveillait les manœuvres de l’artillerie. Il tenait, dépliée sur le cou de son cheval, une carte d’état-major, et cherchait en vain le moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait :

— Où est-il ce sacré moulin-là ?… Pongouin… Courville… Courville… Est-ce qu’ils s’imaginent que je connais tous leurs sacrés moulins, moi ?…

Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda :

— Quelqu’un de vous est-il du pays ?… Quelqu’un de vous sait-il où se trouve le moulin de Saussaie ?

Personne ne répondit.

— Non ?… Eh bien, que le diable l’emporte !

Et il jeta la carte à son officier d’ordonnance, qui se mit à la replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.

On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, tout près de la route, à l’entrée d’un boqueteau, d’où je découvrais la plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois émergeaient de l’océan de terre, semblables à des îles ; des clochers de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l’aspect de voiles lointaines. C’était, dans l’énorme étendue, un grand silence, une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans l’âme une angoisse. Là-