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Une sorte de torpeur crapuleuse m’envahit. Je restais couché plusieurs jours de suite, m’enfonçant dans l’abrutissement des sommeils obscènes, réveillé, de temps en temps, par des cauchemars subits, par des serrées violentes au cœur qui me faisaient couler la sueur sur la peau. Dans ma chambre, aux rideaux fermés, j’étais ainsi qu’un cadavre qui aurait eu conscience de sa mort et qui, du fond de la tombe, dans le noir effrayant, entend, au-dessus de lui, rouler le piétinement d’un peuple, et gronder les rumeurs d’une ville. Quelquefois, m’arrachant à cet anéantissement, je sortais. Mais que faire ? Où donc aller ? Tout m’était indifférent, et je n’avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la tête pesante, le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et je finissais par m’écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc, sénilement tassé sur moi-même, immobile, pendant de longues heures, sans rien voir, sans rien entendre, sans me demander pourquoi des enfants étaient là qui couraient, pourquoi des oiseaux étaient là qui chantaient, pourquoi des couples passaient… Naturellement, je ne travaillais pas et je ne songeais à rien… La guerre vint, puis la défaite… Malgré les résistances de mon père, malgré les supplications de la vieille Marie, je m’engageai.