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mens, et, bien que ni mon père ni moi n’eussions l’idée de la carrière que je pourrais embrasser, j’allai faire mon droit à Paris. « Le droit mène à tout », disait mon père.

Camille Pissarro, Boulevard Montmartre, 1897

Paris m’étonna. Il me fit l’effet d’un grand bruit et d’une grande folie. Les individus et les foules passaient bizarres, incohérents, effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais terribles et monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par les hommes, étourdi par le ronflement de la ville, en branle comme une colossale et démoniaque usine, aveuglé par l’éclat des lumières inaccoutumées, je marchais en un rêve inexplicable de dément. Cela me surprit beaucoup d’y rencontrer des arbres. Comment avaient-ils pu germer là, dans ce sol de pavés, s’élever parmi cette forêt de pierres, au milieu de ce grouillement d’hommes, leurs branches fouettées par un vent mauvais ? Je fus très longtemps à m’habituer à cette existence qui me paraissait le renversement de la nature ; et, du sein de cet enfer bouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles de là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre remuée et féconde ; à ces coins de bois verdissants, où je n’entendais que le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les profondeurs sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de connaître me chassait de la petite chambre que j’habitais, rue Oudinot, et j’arpentais