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un autre enfant ; je sentais mes joues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans mes veines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères ; il me semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, se levait peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s’était faite la complice de mes échappées vers l’église ; elle me conduisait souvent à la chapelle, où je restais des heures à converser avec la Vierge, tandis que la vieille bonne, à genoux sur les marches de l’autel, récitait dévotement son chapelet. Il fallait qu’elle m’arrachât de force à cette extase, car je n’eusse point songé, je crois bien, à retourner à la maison, enlevé que j’étais en des rêves qui me transportaient au ciel. Ma passion pour cette Vierge devint si forte, que, loin d’elle, j’étais malheureux, que j’eusse voulu ne la quitter jamais : « Bien sûr que monsieur Jean se fera prêtre, » disait la vieille Marie. C’était comme un besoin de possession, un désir violent de la prendre, de l’enlacer, de la couvrir de baisers. J’eus l’idée de la dessiner : avec quel amour, il est impossible de vous l’imaginer ! Lorsque, sur mon papier, elle eut pris un semblant de forme grossière, ce furent des joies sans bornes. Tout ce que je pouvais dépenser d’efforts, je l’employai, dans ce travail que je jugeais admirable et surhumain. Plus de vingt fois, je recommençai le dessin, m’irritant contre mon crayon qui ne se pliait point à la douceur des lignes, contre mon papier où l’image n’apparaissait pas vivante et parlante,