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large, sans parler, les mains croisées derrière le dos.

— Ah ! mon pauvre monsieur, gémissait la vieille Marie, quel grand malheur !

— Oui, oui, répondait mon père, c’est un grand, bien grand malheur !

Il s’affaissa dans un fauteuil en poussant un soupir. Je le vois encore, avec ses paupières boursouflées, son regard accablé, ses bras qui pendaient. Il avait un mouchoir à la main et, de temps en temps, il tamponnait ses yeux rougis de larmes.

— Je ne l’ai peut-être pas assez bien soignée, vois-tu, Marie ?… Elle n’aimait point que je fusse près d’elle… Pourtant, j’ai fait ce que j’ai pu, tout ce que j’ai pu… Comme elle était effrayante, toute rigide sur son lit !… Ah ! Dieu ! je la verrai toujours comme ça !… Tiens, elle aurait eu trente et un ans après demain !…

Mon père m’attira près de lui, et me prit sur ses genoux.

— Tu m’aimes bien, tout de même, mon petit Jean ? me demanda-t-il en me berçant… Tu m’aimes bien, dis ? Je n’ai plus que toi…

Se parlant à lui-même, il disait :

— Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi !… Que serait-il arrivé, plus tard !… Oui, cela vaut peut-être mieux… Ah ! pauv’petit, regarde-moi bien !…

Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient aux yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de souffrance, il m’étreignit avec force contre sa poitrine et fondit en larmes.