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des folies de mon âge ; on eût dit que mon intelligence sommeillait toujours dans les limbes de la gestation maternelle. Je cherche à me souvenir, je cherche à retrouver une de mes sensations d’enfant : en vérité, je crois bien que je n’en eus aucune. Je me traînais, tout vague, abêti, sans savoir à quoi occuper mes jambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit corps qui m’importunait comme un compagnon irritant, dont on désire se débarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaient quelque part. J’eusse voulu être là où je n’étais pas, et les jouets, aux bonnes odeurs de sapin, s’amoncelaient autour de moi, sans que je songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvai d’un couteau, d’un cheval de bois, d’un livre d’images. Aujourd’hui, lorsque, sur les pelouses des jardins et le sable des grèves, je vois des babys courir, gambader, se poursuivre, je fais aussitôt un pénible retour vers les premières années mornes de ma vie et, en écoutant ces clairs rires qui sonnent l’angelus des aurores humaines, je me dis que tous mes malheurs me sont venus de cette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune clarté ne se leva.

J’avais douze ans à peine quand ma mère mourut. Le jour que ce malheur arriva, le bon curé Blanchetière, qui nous aimait beaucoup, me serra contre sa poitrine, puis il me considéra longuement, et, des larmes plein les yeux, il murmura plusieurs fois : « Pauvre petit diable ! » Je pleurai très fort, et c’était