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toffes rouges, jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j’eus l’impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de la conquête s’abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu… Et, sincèrement, je m’indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l’avenue… Un ouvrier, qui s’en revenait du travail, s’était arrêté au bord du trottoir… Ses outils sur l’épaule, le dos rond, il contemplait ce spectacle… Non seulement, il n’y avait pas de haine dans ses yeux, mais on y sentait une sorte d’extase… La colère me prit… J’avais envie d’aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier :

— Que fais-tu là, imbécile ? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi ?… Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances quotidiennes… Aux jours de révolution, tu crois te venger de la société qui t’écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles et des souffrants comme toi ?… Et jamais tu n’as songé à dresser des échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te volent de ton pain, de ton soleil… Regarde donc !… La société qui s’acharne sur toi, qui s’efforce de rendre toujours plus lourdes les chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, les enrichit ; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour en couvrir les seins avachis de ces misérables… C’est pour qu’elles habitent des palais