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dégoûté, j’avais ce besoin qu’ont les réprouvés de contempler des spectacles tranquilles, reposants, et j’enviais, avec quels cuisants regrets ! j’enviais les êtres supérieurs qui ont fait de la vertu et de la pureté les lois inflexibles de leur vie !… Je rêvais de couvents où l’on prie, d’hôpitaux où l’on se dévoue… Un désir fou s’emparait de moi d’entrer dans les bouges afin d’évangéliser les malheureuses créatures qui croupissent dans le vice, sans une bonne parole ; je me promettais de suivre, la nuit, les prostituées dans l’ombre des carrefours, et de les consoler, et de leur parler de vertu, avec une telle passion, avec des accents si touchants, qu’elles en seraient émues, pleureraient et me diraient : « Oui, oui, sauvez-nous »… J’aimais à rester des heures entières, dans le parc Monceau, regardant jouer les enfants, découvrant des paradis de bonheur, en l’œil des jeunes mères ; je m’attendrissais à reconstituer ces existences, si lointaines de la mienne ; à revivre, près d’elles, ces joies saintes, à jamais perdues pour moi… Le dimanche j’errais dans les gares, au milieu des foules joyeuses, parmi les petits employés et les ouvriers qui s’en allaient, en famille, chercher un peu d’air pur, pour leurs pauvres poumons encrassés, prendre un peu de force pour supporter les fatigues de la semaine. Et je m’attachais aux pas d’un ouvrier dont la physionomie m’intéressait ; j’aurais voulu avoir son dos résigné, ses mains déformées, noircies par le travail rude, son allure gourde, ses yeux confiants de bon dogue… Hélas ! j’aurais voulu