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ce pas ?… Eh bien, prends Jean… élève-le, parce que moi, vois-tu, il ne faut plus… Je le tuerais… Tiens, tu viendras habiter dans cette chambre, tout près, avec lui… Tu le soigneras bien, et puis, tu me raconteras ce qu’il aura fait… Je le sentirai là ; je l’entendrai… mais tu comprends, il ne faut pas qu’il me voie… C’est moi qui le rends comme ça !…

Marie me tenait dans ses bras.

— Voyons, Madame, ça n’est pas raisonnable, disait-elle, et vous mériteriez bien qu’on vous gronde, par exemple !… Mais regardez-le, votre petit Jean… Il se porte comme une caille… Dites, mon petit Jean, que vous êtes vaillant !… Tenez, le voilà qui rit, le mignon… Allons, embrassez-le, Madame.

— Non, non, s’écria violemment ma mère… Il ne faut pas. Plus tard… Emporte-le…

Et, le visage contre l’oreiller, épouvantée, elle sanglota.

Il fut impossible de lui faire abandonner ce projet. Marie comprenait bien que, si sa maîtresse avait quelques chances de revenir à la vie normale, de se guérir « de ses humeurs noires », ce n’était point en se séparant de son enfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, elle n’avait qu’une chance de salut, et voilà qu’elle la rejetait, poussée par on ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu’un petit être met de joies, d’inquiétudes, d’activité, de fièvres, d’oubli de soi-même au cœur des mères, c’était cela qu’il lui fallait, et elle disait :