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néant ?… J’étais comme un enseveli qui retrouve la lumière, comme un affamé à qui on donne un morceau de pain, comme un condamné à mort qui reçoit sa grâce… J’allai à la fenêtre et regardai dans la rue. Le soleil coupait d’un angle doré les maisons en face de moi ; sur le trottoir, des gens passaient vite, affairés, avec des figures heureuses ; des voitures se croisaient sur la chaussée, joyeusement… Le mouvement, l’activité, le bruit de la vie me grisaient, m’enthousiasmaient, m’attendrissaient, et je m’écriai :

— Je ne l’aime plus ! Je ne l’aime plus !

Dans l’espace d’une seconde, j’eus la vision très nette d’une existence nouvelle de travail et de bonheur. Me laver de cette boue, reprendre le rêve interrompu, j’en avais hâte ; non seulement je voulais racheter mon honneur, mais je voulais conquérir la gloire, et la conquérir si grande, si incontestée, si universelle, que Juliette crevât de dépit d’avoir perdu un homme tel que moi. Je me voyais déjà, dans la postérité, en bronze, en marbre, hissé sur des colonnes et des piédestaux symboliques, emplissant les siècles futurs de mon image immortalisée. Et ce qui me réjouissait surtout, c’était de penser que Juliette n’aurait pas une parcelle de gloire, et que je la repousserais impitoyablement, hors de mon soleil.

Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans, je ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue… Je marchais rapidement, les reins souples, l’allure victorieuse, intéressé par les