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qu’elle ne vienne pas !… Ma colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût épouvantable !… Comment cela était-il possible qu’en si peu de temps, un homme qui n’était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne manquaient ni de fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu’aucune force humaine n’était capable de l’en retirer !… Ce dont je souffrais, à cette heure, ce n’était pas tant de mes folies, de mes bassesses, de mes crimes, que des malheurs que j’avais causés autour de moi… La vieille Marie !… Le vieux Félix ! Ah ! les pauvres gens !… Où étaient-ils ?… Que faisaient-ils ?… Avaient-ils seulement de quoi manger ?… Ne les avais-je pas obligés, en les chassant, à mendier leur pain, eux si vieux, si bons, si confiants, plus faibles et plus abandonnés que des chiens sans maître !… Je les voyais, courbés sur des bâtons, affreusement maigres, toussant, harassés, couchant le soir dans des gîtes de hasard ! Et cette sainte mère Le Gannec, qui me soignait comme une mère son enfant, qui me berçait de ces tendresses réchauffantes qu’ont les petites gens !… Au lieu de m’agenouiller devant elle, de la remercier, ne l’avais-je pas brutalisée, presque battue !… Ah ! non ! qu’elle ne vienne pas !… qu’elle ne vienne pas !…

La mère Le Gannec allumait ma lampe, et je me disposais à refermer la fenêtre, quand j’entendis, dans le chemin, des grelots, puis le roulement d’une voi-