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— Ah ! quel malheur !… Ma Doué ! quel malheur !

Le jour finissait. Tandis que la mère Le Gannec, ayant enlevé le couvert, balayait la chambre, je m’étais accoudé à l’appui de la fenêtre ouverte. Le soleil avait disparu derrière la ligne d’horizon, ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu’une clarté rougeâtre, et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement. La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l’air était si calme, qu’on percevait le bruit rythmique des avirons battant l’eau du port et le cri lointain des drisses au haut des mâts… Je vis le phare s’allumer, son feu rouge tourner dans l’espace, comme un astre fou… Et je me sentais bien malheureux !…

Juliette ne me répondait pas !… Juliette ne viendrait pas !… Ma lettre, sans doute, l’avait effrayée, elle s’était rappelé les scènes de colère, d’étranglement sauvage… Elle avait eu peur, et elle ne viendrait pas !… Et puis, n’y avait-il pas des courses, des fêtes, des dîners, des files d’hommes impatients, à sa porte, qui l’attendaient, la réclamaient, qui avaient payé d’avance la nuit promise ?… Pourquoi serait-elle venue, d’ailleurs ?… Pas de Casino sur cette grève désolée ; dans ce coin perdu de l’Océan, personne à qui elle pût vendre son corps ?… Moi, elle m’avait tout pris, mon argent, mon cerveau, mon honneur, mon avenir, tout !… que pouvais-je lui donner encore ?… Rien. Alors pourquoi viendrait-elle ?… J’aurais dû lui dire qu’il me restait dix mille francs, et elle serait accourue !… À quoi bon ?… Ah ! qu’elle ne vienne pas !…