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furent si violentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme paralysée, tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu’au moment des croissances rapides, la plupart des enfants subissent de ces accidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, les premiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allait se continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre les pensées qui revenaient en foule ; elle employa ce qu’elle avait retrouvé d’énergie et d’activité à les dissiper, se réfugiant en moi, comme en un asile inviolable, à l’abri des fantômes et des démons. Elle me tenait serré contre sa poitrine, me couvrant de baisers, disant :

— Mon petit Jean, ce n’est pas vrai, dis ? Tu vivras et tu seras heureux ?… Réponds-moi… Hélas ! tu ne peux parler, pauvre ange !… Oh ! ne crie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petit Jean !…

Mais elle avait beau m’interroger, elle avait beau sentir mon cœur battre contre le sien, mes mains maladroites lui griffer les mamelles, mes jambes s’agiter joyeusement, hors des langes dénoués : sa confiance était partie, les doutes triomphaient. Un incident, qu’on m’a conté bien des fois, avec une sorte d’épouvante religieuse, vint ramener le désordre dans l’âme de ma mère.

Elle était au bain. Dans la salle, dallée de carreaux noirs et blancs, Marie, penchée sur moi, surveillait mes premiers pas hésitants. Tout à coup, fixant un carreau noir, je parus très effrayé. Je poussai un cri,