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Juliette serait venue de temps en temps, personne n’aurait su que j’existais, et dans cette ombre, j’aurais goûté des joies abominables et divines… Lirat m’a parlé d’honneur, de devoir, et je l’ai cru !… Il m’a dit : « La nature te consolera. »… Et je l’ai cru !… Lirat a menti… La nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d’éternelle destruction, elle ne me souffle que des pensées de crime et de mort. Jamais elle ne s’est penchée sur mon front brûlant pour le rafraîchir, sur ma poitrine haletante pour la calmer… Et l’infini m’a rapproché de la douleur !… Maintenant, je ne résiste plus, et vaincu, je m’abandonne à la souffrance, sans tenter désormais de la chasser… Que le soleil se lève dans les aubes vermeilles, qu’il se couche dans la pourpre, que la mer déroule ses pierreries, que tout brille, chante et se parfume, je veux ne rien voir, ne rien entendre… ne voir que Juliette dans la forme fugitive du nuage, n’entendre que Juliette dans la plainte errante du vent, et je veux me tuer à étreindre son image dans les choses !… Je la vois au Bois, souriante, heureuse de sa liberté ; je la vois, paradant dans les avant-scènes des théâtres ; je la vois surtout, la nuit, dans sa chambre. Les hommes entrent et sortent, d’autres viennent et s’en vont, tous gavés d’amour ! À la lueur de la veilleuse, des ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit ; des rires, des baisers, des spasmes sourds s’étouffent dans l’oreiller, et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les luxures son corps jamais