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Et voilà deux mois que je suis là !… deux mois !… J’ai marché dans les chemins, dans les champs, dans les landes ; tous les brins d’herbe, toutes les pierres, toutes les croix qui veillent aux carrefours des routes, je les connais… Comme les vagabonds, j’ai dormi dans les fossés, les membres raidis par le froid, et je me suis tapi au fond des roches, sur des lits de feuilles humides ; j’ai parcouru les grèves et les falaises, aveuglé par le sable, fouetté par l’embrun, étourdi par le vent ; les mains saignantes, les genoux déchirés, j’ai gravi des rochers inaccessibles aux hommes, hantés des seuls cormorans ; j’ai passé, en mer, des nuits tragiques et, dans l’épouvante de la mort, j’ai vu les marins se signer ; j’ai roulé des blocs énormes, et, de l’eau jusqu’au ventre, dans les courants dangereux, j’ai pêché le goémon ; je me suis colleté avec les arbres, et j’ai remué la terre profondément, à coups de pioche. Les gens disaient que j’étais fou… Mes bras sont rompus. Ma chair est toute meurtrie… Et bien ! pas une minute, pas une seconde, l’amour ne m’a quitté… Non seulement, il ne m’a pas quitté, mais il me possède davantage… Je le sens qui m’étrangle, qui m’écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge le cœur, me brûle les veines… Je suis ainsi que la bestiole, sur laquelle s’est jeté le putois ; j’ai beau me rouler sur le sol, me débattre désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, et il ne me lâche pas… Pourquoi suis-je parti ?… Ne pouvais-je me cacher au fond d’une chambre d’hôtel meublé ?…