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détournée… Elle m’a épargné, moi qui ne suis utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres attendaient !… Oui, la mer, une fois, m’a saisi, elle m’a roulé dans ses vagues, et puis, elle m’a revomi, vivant, sur un coin de la plage, comme si j’étais indigne de disparaître en elle…

Les nuages s’émiettent, plus blancs ; le soleil tombe en pluie brillante sur la mer, dont le vert changeant s’adoucit, se dore par places, par places s’opalise, et, près du rivage, au-dessus de la ligne bouillonnante, se nuance de tous les tons du rose et du blanc. Les reflets du ciel que la vague divise à l’infini, qu’elle coupe en une multitude de petits tronçons de lumière, miroitent sur la surface tourmentée… Derrière le môle, la mâture fine d’un cotre, que des hommes remorquent en halant sur la bouline, glisse lentement, puis la coque se montre, les voiles hissées s’enflent, et peu à peu le bateau s’éloigne, dansant sur la lame… Au long de la grève que le jusant découvre, un pêcheur de berniques se hâte, et des mousses arrivent, en courant, les jambes nues, barbotent dans les flaques, soulèvent les pierres tapissées de goémon, à la recherche des loches et des cancres… Bientôt le cotre n’est plus qu’une tache grisâtre, à l’horizon, dont la ligne s’attendrit, s’enveloppe d’une brume nacrée… On dirait que la mer s’apaise.